Remarques sur la traduction d’une phrase du Kesa Kudoku de Maître Dôgen

Le motif « dents de cheval »

On trouve dans le chapitre kesa kudoku du shôbôgenzô de maître Dôgen une phrase d’une grande importance qui décrit de manière ramassée, concise et factuelle, le processus de création du kesa. Découvrons cette phrase dans différentes traductions accessibles aux lecteurs francophones et anglophones :

« Monks pick up such cloth and wear it after having washed and sewn the various pieces together. »

Zen Master Dôgen, An Introduction with Selected Writings, by Yûhô Yokoi with Brian Daizen Victoria, 1976, p.94

« La pire des étoffes peut-être employée. Il faut la nettoyer, puis la teindre, la tailler et la coudre. Ainsi on obtient un funzo e, le plus haut des kesa. »

« On les teint, on les coud et ainsi fabrique-t-on un funzo e, le kesa le plus élevé. »

Le livre du kesa, AZI, 1986, pp.70-71, (pour ce passage, Maître Deshimaru paraphrase et rend l’esprit du texte plus qu’il ne traduit )

« Practitioners picked them up, washed them and sewed them, and used them to cover the body. »

Master’s Dôgen Shobogenzo, Nishijima & Cross, 1994, book 1, p.128

« Trainees collect them, wash and dye them, then sew them together and use the robe for furbishing their body. »

Shôbôgenzô: On the Spiritual Merits of the Kesa, A Trainee’s Translation of Great Master Dogen’s Spiritual Masterpiece
Rev. Hubert Nearman, O.B.C., translator, 2007, p.946

« Practitioners pick up such cloth, wash them, and repair them for use. »

Treasury of the True Dharma Eye, Zen Master Dogen’s Shobo Genzo, Edited by Kazuaki Tanahashi, 2012, p.119

« L’anachorète les ramasse, les lave, les répare et s’en vêtit. »

Maître Dôgen, Shôbôgenzô, La vraie Loi, Trésor de l’Œil, Traduction intégrale – Tome 8, traduit du japonais, annoté et commenté par Yoko Orimo, 2016, p.82

Le texte est présenté comme une citation d’un texte ancien, et en particulier ici d’un texte du vinaya. Malgré les choix propres à chaque traducteur, le sens est globalement homogène : on trouve du tissu , on le lave, on le coud , on en fait un vêtement.

L’idée que l’on répare le vêtement pourrait laisser entendre qu’on le restaure , qu’on le remet en état. Ce sens que l’on trouve chez K.Tanahashi et Y.Orimo est absent ailleurs. Il donne à penser, ou au moins ne ferme pas la porte à cette idée que l’on répare le vêtement trouvé pour le remettre à neuf, ou au moins dans un état antérieur où il n’était pas dégradé. Nous reviendrons sur cette idée.

On pourrait débattre du choix des mots ‘practionners’, ‘monks’, ‘anachorète’, ‘trainees’ qui chacun évoque tout un univers particulier. S’il ne s’agit que de simples nuances pour ‘practionners’ et ‘trainees’, le choix de traduire par ‘monks’ ou ‘anachorète’ est potentiellement ( et en réalité effectivement ) plus lourd de conséquences. En effet, l’un et l’autre évoquent des environnements bien différents : Le moine vivant dans son monastère avec ses règles, son sangha, l’anachorète vivant reclus, itinérant, solitaire, coupé du monde etc…

Deux des traductions se démarquent cependant des autres, on y trouve cette affirmation qu’il faut teindre le tissu. La traduction anglaise de Hubert Nearman dit :

… collect them, wash and dye them, then sew them together…

Et T.Deshimaru dans sa paraphrase sans détour ( qui encore une fois ne traduit pas mot à mot le texte mais en rend le sens accessible avec des développements et des raccourcis ) :

…la nettoyer, puis la teindre, la tailler et la coudre…

On les teint, on les coud et ainsi fabrique-t-on un funzo e…

Le texte de Dôgen

D’où surgit cette idée de teinture dans le texte ? Pourquoi est-elle absente des autres traductions ?
Ces textes sont-ils fautifs ? Les traducteurs ont-ils ajouté quelque chose au texte original de Dôgen ? Au contraire, leur texte est-il fidèle et tous les autres textes sont-ils fautifs ? Mais ils feraient donc tous alors la même erreur oubliant la même notion ? Et finalement, cela a-t-il pour nous la moindre importance, la moindre conséquence ?

Afin d’apporter des éléments de réponse à ces différentes questions, observons le texte de Dôgen lui-même. L’édition la plus répandue est celle de Mizuno Yaoko (水野弥穂子). Elle a l’avantage de comporter en plus du texte de maître Dôgen, sa transcription en japonais moderne. En effet, et sans surprise, le texte original de maître Dôgen est d’une lecture ardue (au bas mot) pour le lecteur japonais contemporain. Voici la phrase qui nous occupe:

行者之を取って、浣洗縫治して、用いて以て身に供ず

浣 arau ( kan) : laver

洗 arau (sen) : laver

縫 nuu (hô) : coudre

治 naosu ( ji ) : remettre en état, transformer

Dans cette édition du texte de Dôgen, on ne trouve pas de référence à la teinture. Cette portion de phrase dit  » Laver/laver/coudre/transformer-réparer ». Les traducteurs qui s’appuient sur cette édition ne commettent donc pas d’erreur de traduction et sont fidèles au texte. Il y a bien la question de la juxtaposition de ces deux kanji dont le sens est proche qui pourrait surprendre.

Cette édition du texte, par sa plus grande diffusion, son coût, son appareil critique et la version en japonais moderne qu’elle propose en vis-à-vis est la plus utilisée par les traducteurs. Mais ce n’est pas la seule. Il existe bien sûr une version du texte dans les œuvres complètes de maître Dôgen.
Voici la phrase dans cette édition :

行者之を取って、浣染縫治して、用いて以て身に供ず

浣 arau ( kan) : laver

染 someru (sen) : teindre

縫 nuu (hô) : coudre

治 naosu ( ji ) : remettre en état, transformer

On constate que le texte est différent. le kanji entre laver et coudre n’est pas une seconde fois laver mais teindre. La prononciation des deux kanji ensemble est aussi kansen mais le sens, lui, est complètement différent : c’est le sens traduit par Hubert Nearman et Taisen Deshimaru.

Les autres traductions sont donc fautives, non de leur fait, mais parce qu’elles se réfèrent à un texte fautif. Si l’on s’appuie sur ces traductions, le sens de teindre disparaît. Avec, disparaît aussi potentiellement la pratique de teindre et le sens profond de teindre ce qui deviendra le kesa.

C’est à maître Kishigami Kojun que l’on doit d’avoir attiré l’attention sur ce problème de traduction. Ce qui est mis à jour aussi, ce sont des lacunes dans les connaissances sur le kesa, le manque éventuellement de pratique du kesa, de sens du kesa, comme si l’on manquait, à ne traduire que les mots, la signification et l’esprit du kesa. Le manque peut-être aussi d’accès au texte du vinaya en particulier Mahāvagga VIII, cīvarakkhandhako, consacré aux vêtements du moine, d’où provient presque mot à mot la citation que maître Dôgen fait lui-même.

Dans les textes du vinaya, teindre le tissu est aussi important que le laver, le découper, le recoudre. Il existe de longs et minutieux développements sur les couleurs et les ingrédients autorisés. N’oublions pas que les tissus trouvés et rassemblés sont de diverses provenances et donc de couleurs probablement différentes. La couleur créée par la teinture permet d’harmoniser les différentes parties, de se démarquer des couleurs d’habits portés par les laïcs, et permet aussi au sein d’un sangha ou d’un temple, d’avoir une couleur unique qui ne crée pas de distinctions, n’éveille pas le désir, ne provoque pas l’envie. De plus, les passages du vinaya qui évoquent cette question sont sans ambiguïté : s’il manque une des étapes dans la création du kesa, celui-ci n’est pas reconnu comme un vrai kesa avec lequel on puisse être ordonné. Autant dire que c’est une étape à part entière (en France, E. Rommeluère a bien expliqué la notion des trois dégradations, et donc de la dégradation de la couleur, dans la remarquable introduction de son livre Le kesa conforme au dharma.)

Lorsque le tissu est teint, les différentes pièces sont cousues entre elles, mais le but n’est pas de restaurer, de réparer ou de remettre en état. La provenance des différentes parties est plurielle. Ce qui est créé est un nouveau vêtement qui n’existait pas avant. Il vaut donc mieux parler de création, de fabrication, que de restauration ou de réparation.

En résumé, maître Dôgen fait bien une citation qui contient l’étape de la teinture. Cette action de teindre est essentielle, même si la pratique d’acheter le tissu directement dans une couleur que l’on recherche semble aujourd’hui la plus répandue.

Étudier les raisons et la pratique de la teinture, c’est étudier le kesa. Étudier le kesa devrait intégrer une explication et un apprentissage de la teinture. De manière plus large, étudier le kesa pourrait comporter une part plus importante de transmission de la culture et du sens du kesa, et pourquoi pas, au-delà même de notre école, ce qui permettrait de bien comprendre ce que celle-ci a de spécifique.